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Conversation with Céline Hoyeau
This interview was published in La Croix on 10 May. You can find an English version by scrolling down.
A 50 ans, Erik Varden est une voix catholique percutante venue des pays du Nord de l’Europe. Chrétien issu du protestantisme, moine, auteur de livres de spiritualité, musicien, évêque : son parcours est en soi atypique. Né en 1974 en Norvège, Erik Varden a grandi dans une famille luthérienne avant de rejoindre l’Eglise catholique à l’âge de 19 ans. Après des études au Saint John College de Cambridge, en Angleterre, et à l’Institut pontifical oriental à Rome, il a prononcé ses premiers voeux à 30 ans dans l’abbaye trappiste Mount Saint Bernard, en Angleterre, dont il deviendra près de dix ans plus tard abbé. Nommé évêque en 2019, il s’emploie à «construire des ponts», soucieux de combler le vide qui s’est creusé entre les sociétés sécularisées et l’immense richesse de la tradition chrétienne.
La Croix : Nous sommes en Occident dans des sociétés de plus en plus sécularisées et, en même temps, nous observons une soif accrue de spiritualité. Comment caractérisez-vous la quête spirituelle contemporaine ?
Mgr Erik Varden : La sécularisation est-elle réellement en hausse ? J’ai des doutes. Il me semble pouvoir discerner un tournant, un nouveau mouvement des plaques tectoniques qui structurent notre univers mental. Le matérialisme galopant des dernières décennies ne convainc plus. Nous constatons la fragilité des systèmes économiques que nous pensions, hier encore, faits pour durer éternellement. L’instabilité de la vie politique nous laisse perplexes. Les guerres fratricides en Ukraine, où l’agression russe se montre insatiable, et au Moyen-Orient trouvent un écho inquiétant tout près de chez nous, dans la violence de nos villes, même en Scandinavie.
Les avancées de l’Intelligence artificielle — inhumaine — nous fascinent tout en nous troublant. La présence des êtres humains paraît de plus en plus superflue sur cette terre. Après nous être confiés aveuglément au progrès technique, nous en constatons la vulnérabilité. La récente gigantesque panne d’électricité dans la péninsule Ibérique est une sorte de parabole : il suffit qu’une personne, quelque part, pour quelque raison que ce soit, appuie sur l’interrupteur pour que cela arrête toutes nos entreprises, toutes nos actions y compris domestiques, jusqu’à nous rendre incapables de faire cuire un œuf. Face à de tels phénomènes, l’humanité s’interroge, elle est en quête de critères selon lesquels construire une existence, une société durables. Voilà, je pense, la situation globale qui provoque, non pas tant une soif de spiritualité qu’une soif de vérité. Il était temps — après une période intellectuellement et artistiquement aride, caractérisée par un relativisme soporifique.
La Croix : Beaucoup de contemporains sont en quête de guérison. Que cherchent-ils ? De quelle guérison nos sociétés ont-elles besoin ? Comment l’Eglise peut-elle rejoindre cette soif ?
E. V. : Pour proposer une guérison, il faut un diagnostic. De quelles maladies parlons-nous ? Nous avons évoqué des éruptions d’angoisse. Une autre maladie largement répandue est celle de la solitude. La méfiance causée par la confiance trahie en est une autre : nous en voyons les manifestations dans la vie politique comme dans l’Église. Une agressivité collective, active ou passive, en résulte. Le corps de l’Église reste meurtri par la plaie ouverte des abus commis par des clercs.
La guérison sera lente. Elle doit avoir, et garder, deux aspects. Tout d’abord, il faut poursuivre la justice dans la vérité qui seule libère. Dans ce domaine, un travail considérable a déjà été fait. Il ne faut pas oublier, pourtant, l’autre aspect, plus discret, qui est celui de la réparation. Le fardeau dont nous sommes héréditaires est fait de crimes mais aussi de péchés, un poids que le Christ prend sur lui pour l’enlever. Ce travail, réalisé une fois pour toutes sur le Golgotha, s’éternise mystérieusement et concrètement dans son Corps mystique. Rappelez-vous la pensée profonde de Pascal : «Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde. Il ne faut pas dormir pendant ce temps‑là.» Veillons donc. L’Église répondra à la soif de guérison de notre temps en s’associant en toute liberté à l’œuvre salvifique de son Seigneur, trouvant dans ce mystère de miséricorde la source de tous ses mots, tous ses gestes, toutes ses initiatives.
La Croix : En France nous voyons arriver ces dernières années de nombreux convertis qui demandent le baptême. Vous aussi en Norvège. Qu’est-ce qui, selon vous, a déclenché cette quête spirituelle ?
E. V. : Je suis chrétien, moine, évêque : depuis de nombreuses années je construis mon existence sur la conviction que l’Évangile du Christ proclamé par l’Église est la vérité. La vérité peut être offusquée ou oubliée pendant un temps ; mais elle ne disparaîtra pas. Si elle le faisait, elle ne serait pas vraie. Voilà la raison profonde du réveil que nous voyons.
La sécularisation a en outre accompli son travail. Par sa nature, elle parvient à son terme : elle n’admet pas de valeur absolue ou de finalité infinie. Elle ne laisse qu’un vide, qui est celui de notre société. Nous trouvons-nous sur le seuil d’un post-sécularisme ? Dans le nord de l’Europe, c’est peut-être le cas. Le nouvel athéisme proclamé avec confiance au début du siècle n’a plus d’allure — c’est la rosée du matin d’un jour lointain, passé. Nos contemporains cherchent autre chose : la vraie manne, du pain substantiel et, si vous me permettez un peu de jargon, supersubstantiel. L’Église a le devoir solennel et joyeux de le leur proposer en prenant soin de ne pas le remplacer par des pierres.
La Croix : Ces conversions restent toutefois faibles numériquement par rapport à la sécularisation massive. Comment l’Eglise catholique doit-elle se situer dans des sociétés où elle devient (ou est) minoritaire ? Comment être audible ?
E. V. : Je constate qu’il est souvent avantageux d’être minoritaire. On a une plus grande liberté de parole. On n’a aucun territoire à défendre. On n’est pas hanté par le spectre plus ou moins illusoire d’une grandeur de jadis. Bien sûr, on est sujet à d’autres illusions, il faut toujours rester vigilant dans ce domaine-là !
Quant à l’audibilité : avoir une voix audible, c’est une chose. Il suffit d’acheter un mégaphone, ce que nous faisons en assurant, par exemple, une présence sur les réseaux sociaux. Mais est-ce que le monde nous écoute ? Pour être écouté, il faut adresser avec lucidité et respect les angoisses et les aspirations qui touchent vraiment notre monde. La solitude par exemple. J’ai été très surpris que le livre que j’ai écrit il y a quelques années sur ce sujet soit traduit en plus de vingt langues. Le simple fait de nommer cette réalité, de déculpabiliser, en quelque sorte, la solitude, de présenter ce que la Bible dit d’une telle expérience, de proposer des pistes, tout cela parle aux gens.
Souvent, dans l’Église, nous passons notre temps à proposer des réponses sublimes, bien pensées et élégamment formulées, à des questions que personne ne pose. Notre grand risque est de présenter avec la meilleure volonté du monde la vie chrétienne comme s’il s’agissait d’abord de devenir une autre personne ou de se créer un autre univers. Or Dieu a pris la chair qui est la nôtre. J’aime ces mots du poète écossais Edwin Muir : «The Word made flesh here is made word again» («La Parole faite chair est redevenue des mots»)… Voilà le risque que nous courons et qu’il nous faut éviter.
La Croix : Pourquoi la figure du Christ parle-t-elle encore aujourd’hui dans nos sociétés sécularisées ?
E. V. : Parce que le Christ n’est pas une figure, mais une Personne — dont la voix résonne au plus profond de notre âme comme familière, aimée, irrésistible. Dans la parabole du Bon pasteur, le Christ dit une chose significative. Les brebis suivent le pasteur «car elles connaissent sa voix». Elles la connaissent avant de comprendre ce que le pasteur dit ; peut-être sans la possibilité de comprendre. Le Christ est le même aujourd’hui, hier et toujours. Sa voix résonne ici, maintenant. Qu’on la perçoive n’est pas étrange. C’est la tâche de l’Église de la rendre explicite, l’élucider, montrer de manière crédible Qui parle.
La Croix : Vous avez publié avec les évêques d’Europe du Nord un document sur l’éthique sexuelle et le genre. Comme une feuille de route pour limiter les excès d’une idéologie qui «dissout l’intégrité corporelle de l’individu, comme si le sexe biologique était quelque chose de purement aléatoire ». L’Eglise doit-elle retravailler sa manière de parler de l’homme et de la femme, de la famille, de l’identité et du genre ?
E. V. : Cette année nous commémorons le Concile de Nicée qui nous a légué la formule, le Credo, qui exprime l’essence du christianisme : le fait que le Fils de Dieu s’est réellement fait chair. Par ce fait, il a donné à la chair humaine comme telle, faite pour l’éternité selon l’intention divine première, la possibilité de connaître Dieu ; et il lui a annoncé la promesse de la résurrection. Cette proclamation, notre kérygme fondamental, a des implications anthropologiques phénoménales ! Il faut commencer par là — comme l’ont fait, d’ailleurs, beaucoup de Pères de l’Église. Trop souvent, nous, catholiques avons donné au monde l’impression que la seule chose que nous ayons à dire à propos de la sexualité, de l’affectivité, de l’amour est : «Non !» Il nous faut affirmer la légitimité de l’élan d’infini qui habite la chair et la possibilité de canaliser cet élan de manière heureuse et belle pour croître vers la pleine mesure de notre humanité, qui est une mesure divine. Uniquement sur cette base peut-on adresser des problèmes plus spécifiques de manière féconde.
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La Croix: Our societies in the West are increasingly secularised. At the same time we see an increased thirst for spirituality. How would you characterise our time’s spiritual quest?
Mgr Erik Varden: Is secularisation in fact increasing? I have my doubts. I think we can discern a turning point, a shifting of the tectonic plates that structure our mental universe. The galloping materialism of the last decades no longer convinces us. We see the fragility of economic systems that, just the other day, we thought would last for ever. We are baffled by political instability. The fratricidal wars in Ukraine, where Russian aggression is insatiable, and in the Middle East find an echo close to ourselves, in the violence of our cities, even in Scandinavia.
The advances of artificial — inhuman — intelligence simultaneously fascinate and trouble us. Ever more, human beings seem superfluous on this earth. Having entrusted ourselves blindly to technical progress, we see how vulnerable it is. The recent mega-powercut on the Iberian Peninsula was like a parable: so it’s enough for someone somewhere, for whatever reason, to switch off the currents for all our enterprises to stop, rendering us incapable even of boiling an egg. Faced with such phenomena humanity asks questions. It seeks criteria by which it is possible to construct an existence, and a society, with some promise of stability.
This, I believe, is the situation globally that calls forth a thirst, not so much for spirituality as for truth. It’s about time this happens — after a period that has been intellectually and artistically arid, marked by soporific relativism.
La Croix: Many of our contemporaries seek healing. What are they looking for? What sort of healing do our societies need? How can the Church respond to this need?
E. V.: Before proposing a form of healing, we need a reliable diagnosis. What sicknesses are we talking about? We have already mentioned eruptions of anguish. Another very common sickness is loneliness. Distrust caused by trust betrayed is yet another: we see signs of it both in political and in ecclesiastical life.
The body of the Church remains afflicted by the open wound of clerical abuse. Healing will take time. It must have, and maintain, two aspects. First, justice must be pursued in truth, for truth alone liberates. In this area considerable work has been done. We must not forget, however, another, more discreet aspect, which is that of reparation. The burden to which we are heirs is made up of crimes and sins, a weight Christ assumes to take it away. This work, accomplished once for all on Calvary, continues mysteriously and concretely in his mystical Body. Remember that profound Pensée of Pascal’s: ‘Jesus remains in agony until the end of the world. That is not time to be slumbered away.’ Let us watch, then. The Church will respond to our time’s thirst for healing by associating herself in perfect freedom to the salvific work of her Lord, finding in this mystery of mercy the wellspring of all her words, gestures, and initiatives.
La Croix: In France we have over the past few years seen many converts asking for baptism. You have seen the same in Norway. In your opinion, what has set off this spiritual quest?
E. V.: I am a Christian, a monk, a bishop. For years I have built my life on the conviction that the Gospel of Christ proclaimed by the Church is truth. Truth can be obscured or forgotten for a while, but it will not go away. If it did, it would not be true. This is the radical reason for the awakening we see round about us.
Further, secularisation has run its course. By its nature it moves towards an end: it does not admit an absolute value or an infinite finality. It only leaves a void, which is that of our society. Are we standing on the threshold of a post-secular era? In Northern Europe this may be the case. The New Atheism preached with such pluck at the beginning of the century has lost its allure — it’s the morning dew of a day far gone. Our contemporaries seek something else: true manna, substantial and, if you will permit a little jargon, supersubstantial bread. The Church has the solemn and joyous duty to provide it, taking care not to serve up stones instead.
La Croix: Still, these conversions are nog very numerous seen alongside massive secularisation. How can the Catholic Church position herself in societies where she is becoming, or already is, a minority presence. How can she make herself heard?
E. V.: I find it is often an advantage to be in a minority. One has greater freedom of expression, no territory to defend. One is not haunted by the more or less illusory spectre of past grandeur. One is subject to other illusions, naturally — in this area we must be on our watch constantly!
As for making oneself heard: having an audible voice is one thing. You’ve only got to purchase a megaphone. This is what we do, for example, by making sure we’re present in social media. But is the world listening? To be listened to we must with respectful lucidity address the anguish and aspirations that touch our world. Take solitude. I have been astonished to find that the book I wrote on the topic a few years ago has been translated into some twenty languages. The mere fact of naming this reality, removing the culpability attached to it, talking of what the Bible says about it, indicating ways out — this clearly speaks to people.
In the Church we easily spend our time proposing sublime answers, well thought out and elegantly phrased, to questions no one is asking. With the best will in the world, we run the risk of insinuating that to be a Christian you must first become another sort of person or inhabit an alternative universe. But God took the flesh which is ours. I love the words of the Scottish poet Edwin Muir: ‘The Word made flesh here is made word again’. That’s the risk we are running, and we must guard against it.
La Croix: Why does the figure of Christ still speak to our secularised societies?
E. V.: Because Christ is not a figure but a Person whose voice resounds in the innermost depth of our soul where we recognise it as familiar, beloved, irresistible. In the parable of the Good Shepherd Christ says something significant. The sheep follow the shepherd because ‘they know his voice’. They know it before they understand what the shepherd is saying, perhaps unable to understand. Christ is the same today, yesterday, and forever. His voice resounds here, now. That we should perceive it is not strange. It is the Church’s task to make that voice explicit, to elucidate it and credibly to show who is speaking.
La Croix: With the other bishops of the Nordic countries you have published a document on sexual and gender ethics. It is something of a road map set to demarcate limits to the excesses of an ideology ‘that abstracts from the embodied integrity of personhood, as if physical gender were accidental’. Does the Church have to rework her mode of speaking about women and men, the family, identity, and gender?
E. V.: We commemorate this year the Council of Nicaea which gave us the formula, the Creed, which articulates the essence of Christianity: the fact that God’s Son truly became flesh. By so doing, he bestowed on human flesh as such, created according to God’s first intention for eternity, the possibility of knowing God; he announced to it the promise of resurrection. This proclamation, our basic kerygma, has phenomenal anthropological implications. This is where we have to set out from — the way many Fathers of the Church did.
Too often we Catholics have given the world the impression that the only thing we have to say about sexuality, affectivity, and love is: ‘No!’ We must affirm the legitimacy of the yearning for the infinite which inhabits human flesh, showing how we can channel this yearning in a joyful and beautiful way to grow towards the full measure of our humanity, which is a divine measure. Only on this basis can we fruitfully address more specific problems.
The Fathers of Nicaea displaying the Creed.